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Les justifications genrées de la transgression scolaire
Sophie Duteil Deyries
Sophie Duteil Deyries
Les justifications genrées de la transgression scolaire
As justificativas de gênero para a transgressão na escola
Gendered justifications for transgression at school
Educação & Formação, vol. 6, n° 2, e4610, 2021
Universidade Estadual do Ceará
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Résumé: Cette étude s’inscrit dans le cadre d’une thèse en sciences de l’éducation soutenue en 2018 à l’Université de Montpellier, en France. De nombreuses études mettent en évidence le traitement différencié à l’œuvre dans l’espace scolaire lorsque les élèves filles ou les élèves garçons transgressent les règles. Mais nous sommes nous collectivement interrogés sur les arguments mis en avant pour justifier ces comportements, pour leur donner une explication? Enseignants comme élèves se confortent dans des justifications conformes aux représentations sociales. Les élèves garçons transgresseraient par immaturité, par envie de « faire l’intéressant » auprès des pairs ou encore par manque de contrôle de leurs émotions, comme la colère. En revanche, et pour une même transgression, les interviewés expliquent les écarts de comportements des élèves filles par des réactions de défense (et non d’attaque), des problématiques personnelles - auxquelles elles seraient soumises - et un manque cruel de modération dans leurs réactions. On juge les garçons responsables mais également soumis à leur nature, on considère les filles victimes des situations de transgressions en les dé-responsabilisant de leurs actes. À partir d’un échantillon de 500 élèves et 29 enseignants, de la maternelle au lycée, c’est à travers une enquête en partie qualitative (entretiens et observations) que je propose d’interroger et de penser la transgression scolaire au prisme d’un mécanisme qui s’entretient continuellement, et qui montre comment la transgression est un analyseur du genre scolaire.

Mots-clés: TransgressionTransgression,GenreGenre,Représentations socialesReprésentations sociales,InégalitésInégalités,Établissements scolairesÉtablissements scolaires.

Resumo: Este estudo é parte de uma tese em Ciências da Educação defendida em 2018 na Universidade de Montpellier, França. Numerosos estudos destacam o tratamento diferenciado em ação no espaço escolar quando meninas ou meninos transgridem as regras. Mas será que nos questionamos coletivamente sobre os argumentos apresentados para justificar esses comportamentos, para lhes dar uma explicação? Tanto professores quanto alunos se contentam com justificativas que estão em consonância com as representações sociais. Os meninos transgrediriam por imaturidade, por desejo de “tornar as coisas interessantes” para os colegas, ou por falta de controle sobre suas emoções, tais como a raiva. Por outro lado, e pela mesma transgressão, as entrevistadas explicaram as diferenças de comportamento entre as meninas através de reações defensivas (e não ofensivas), problemas pessoais - aos quais elas seriam submetidas - e uma cruel falta de moderação em suas reações. Os meninos são julgados responsáveis, mas também sujeitos à sua natureza; as meninas são consideradas vítimas de situações de transgressão ao assumirem a responsabilidade por suas ações. Com base em uma amostra de 500 alunos e 29 professores, da Educação Infantil ao Ensino Médio, é através de uma pesquisa parcialmente qualitativa (entrevistas e observações) que proponho interrogar e pensar na transgressão escolar através do prisma de um mecanismo que é mantido continuamente e que mostra como a transgressão é um índice analítico das relações de gênero na escola.

Palavras-chave: Transgressão, Gênero, Representações sociais, Desigualdades, Instituições educacionais.

Abstract: This study is part of a thesis in educational sciences defended in 2018 at the University of Montpellier, France. Numerous studies highlight the differentiated treatment at work in the school space when female or male students transgress the rules. But have we collectively questioned ourselves about the arguments put forward to justify these behaviors, to give them an explanation? Teachers and students alike are comforted by justifications that are in line with social representations. Male students would transgress out of immaturity, out of a desire to "make things interesting" to peers, or out of a lack of control over their emotions, such as anger. On the other hand, and for the same transgression, the interviewees explain the differences in the behaviour of female students by defensive (and not offensive) reactions, personal problems - to which they would be subjected - and a cruel lack of moderation in their reactions. Boys are judged responsible but also subject to their nature; girls are considered victims of transgression situations by taking responsibility for their actions. Based on a sample of 500 students and 29 teachers, from kindergarten to high school, it is through a partly qualitative survey (interviews and observations) that I propose to question and think about school transgression through the prism of a mechanism that is continuously maintained, and shows how transgression is a school gender analyzer.

Keywords: Transgression, Gender, Social representations, Inequalities, Educational institutions.

Carátula del artículo

Dossiê

Les justifications genrées de la transgression scolaire

As justificativas de gênero para a transgressão na escola

Gendered justifications for transgression at school

Sophie Duteil Deyries*
Université de Montpellier, France
Educação & Formação, vol. 6, n° 2, e4610, 2021
Universidade Estadual do Ceará

Reçu: 14 Janvier 2021

Accepté: 23 Février 2021

Publié: 30 Mars 2021

1 Introduction

Dans l’espace scolaire, élèves filles et élèves garçons peuvent transgresser d’une même manière tout en étant sermonnés différemment. La transgression scolaire se définit comme « […] ce qui vient perturber le fonctionnement normal de l’école et de la classe (bruits de fond, bavardages incessants, interpellations à voix haute, chahuts, plaisanteries déplacées…) » (DEPOILLY, 2013, p. 208). Pourtant les réprimandes, ainsi que les punitions et sanctions à l’école, peuvent être d’ordre différentes et avoir un effet valorisant ou dévalorisant pour l’élève (AYRAL, 2011). Différentes lectures sont possibles pour analyser ces différences de traitements mais celle qui nous intéresse dans ce travail est le prisme du genre1 de l’élève par rapport aux justifications des transgressions commises.

Dans les entretiens menés, enseignants comme élèves essaient de trouver des explications pour comprendre pourquoi certains élèves adoptent des comportements transgressifs dans la sphère scolaire. Cet article va s’appliquer à démontrer que leurs justifications émanent de représentations sociales sur le sujet de la transgression et justifient deux modèles transgressifs, un masculin et un féminin. Qu’ils soient garçons ou filles, ils adoptent plusieurs types d’explications des comportements transgressifs. En revanche, il y a des catégories spécifiques aux garçons (« faire l’intéressant », « être immature », etc.) et d’autres sont attribuées uniquement aux filles (« réaction de défense », « problématiques personnelles »). D’autres encore s’appliquent aux garçons et aux filles, mais en s’illustrant avec des arguments discriminants en fonction du genre de l’élève. Ces justifications communes sont de l’ordre « du biologique », « de la culture » ou encore « du rapport à l’interdit » mais l’article se concentrera uniquement sur les catégories typiquement masculines et typiquement féminines. Les enseignants partagent avec les élèves certaines manières d’expliquer les comportements transgressifs, tout en considérant, eux aussi, certaines explications comme adaptées aux comportements des filles ou à ceux des garçons.

L’étude se déroule à Montpellier dans le sud de la France sur l’année scolaire 2015-2016. Sur le plan méthodologique, c’est à partir de questions scénarios (pour les élèves dans l’enseignement secondaire) - une même situation de transgression est proposée deux fois, avec une première fois un protagoniste masculin puis, plus tard dans l’entretien, la même situation avec une protagoniste féminine - entraînant une comparaison entre deux situations identiques, et à partir des paroles recueillies sur un échange autour d’un dessins-langage2 (pour les élèves dans l’enseignement primaire) ainsi que des entretiens avec les enseignants; que les catégories d’explications qui vont suivre, ont pu être dégagées des données. Cela s’est manifesté fortement pour les questions scénarios au secondaire, car l’élève interviewé donnait très souvent une justification et une appréciation très différente en fonction du genre du protagoniste.

Je précise que l’usage de la première personne est privilégié dans l’écriture de l’article car j’ai mené l’intégralité de ce travail universitaire. De plus il y a de nombreuses verbatims dans le corps du texte (phrase entre guillemets), parfois en langue française approximative. Ce sont des morceaux d’entretiens avec des élèves. J’ai fait le choix de les écrire tels quels dans l’article.

2 Univers transgressif masculin
2.1 « Être en représentation sociale »
2.1.1 Faire l’intéressant

Les garçons font rire, ils se mettent en avant, ils font les intéressants et dans une première approche cela peut même plaire à l’enseignant: « […] alors qu’un garçon qui va faire un peu le coquin, d’abord je vais le prendre en plaisantant et après si vraiment il insiste je vais agir différemment voire sanctionner », explique une professeure des écoles. C’est une des caractéristiques mises en avant par les élèves pour expliquer et justifier un comportement transgressif de garçons: l’envie d’« attirer l’attention », de « se faire remarquer », de « faire l’intéressant », de « se montrer », de « faire le clown » et surtout « de faire rire les copains », d’après ce que disent les filles au lycée. Les garçons expliquent cela en mettant en avant l’envie de « s’amuser », « d’amuser les autres », d’« aimer chercher à faire rire la classe », de « se faire remarquer » aussi. Il y a une recherche de plaisir dans le mécanisme transgressif en jeu (KINOO; KEYSER, 2011) pour les garçons. Un lycéen me dit « vis-à-vis des copains ça fait qu’on est rigolo ». Les collégiens avancent les mêmes explications pour les garçons transgresseurs, avec les expressions récurrentes: « se faire remarquer », « veut se montrer » et aussi « faire son beau » (ce dernier n’étant pas forcément valorisant). L’humour est une des façons de se faire remarquer et c’est l’un des outils favoris des garçons, qui peut être une qualité reconnue par les élèves filles (HURTIG, 1978).

Si je m’intéresse à présent à ce même type de justification pour les filles, on remarque qu’il y a une connotation péjorative dans le vocabulaire employé par les élèves: « veut faire rire pour que tout le monde la regarde », « veut faire la maligne », « veut qu’on parle d’elle », souhaite « se démarquer des autres » et « veut faire sa belle » (Lycéens). Les collégiennes évoquent aussi l’envie de « faire sa belle », l’envie d’« attirer les regards », le « besoin qu’on s’intéresse à elle » et aussi l’envie de « se donner en spectacle ». Les collégiens voient cela comme une réaction pour « ne pas paraître comme une victime ». Évidemment, les filles aussi sont supposées « faire les intéressantes » ou vouloir « se faire remarquer », mais de façon beaucoup moins importante que pour les garçons, et plus anecdotique par rapport aux autres justifications des comportements féminins. Malgré les transformations de la société en matière de rapports entre les sexes, tout se passe comme si les anciens cadres restaient très vivants. La sphère publique est la sphère masculine où les hommes sont autorisés, voire, obligés de « se montrer ». Les femmes au contraire sont assignées à la sphère privée. Elles doivent rester cachées, invisibles dans la sphère publique. Quand les hommes prétendent « se faire remarquer », ils sont fidèles à ce cadre. Les femmes, pour se conformer à celui-ci, doivent rester modestes, rester à leur place, ne pas se démarquer du groupe des femmes. Un élève garçon qui se « fait voir » se montre en tant qu’individualité. Une élève fille qui fait la même chose et qui prétend se comporter comme une individualité rompt avec le pacte de genre qui la fond dans son groupe homogène de filles « toutes pareilles ».

Globalement, les garçons sont représentés dans le domaine de la socialisation comme étant des humoristes, valorisés par les pairs, ce qui leur donne une image de transgresseur « sympa ». Une des fonctions de l’humour est de chercher « […] l’attention, l’approbation, les faveurs ou renforcer la cohésion d’un groupe, ou le simple plaisir » (DEROUESNÉ, 2016, p. 96). Les filles sont représentées dans un registre autocentré, soucieuses de l’image qu’elles veulent renvoyer. Ce sont deux interprétations différentes des situations, alors que le scénario proposé est le même dans les entretiens.

À l’école élémentaire, les explications sont similaires. Une fille explique que « les garçons ça a un caractère […] un petit peu coquin […] alors ils font leur intéressant en faisant des bêtises ». C’est un trait de caractère presque exclusivement masculin pour ces écoliers: « c’est pour faire rigoler les autres […] c’est beaucoup plus souvent les garçons », explique une élève fille en classe de CM2. Une autre ajoute: « ils aiment se moquer et faire leur intéressant ». Les garçons aiment faire rire.

De manière générale, les élèves filles sont moins nombreuses que les élèves garçons à se faire remarquer par le registre humoristique. L’humour met en scène, attire l’attention des autres, se veut fédérateur. Être drôle, est-ce dominer ? Forcément un peu puisqu’avoir de l’humour, c’est aussi avoir de la répartie, ne pas avoir peur des regards posés sur soi. C’est bien une prise de pouvoir.

Quand une fille se « fait remarquer », par le biais d’une altercation, un garçon affirme: « elle veut attirer l’attention des garçons » ; un autre dit: « les filles se battent pour les garçons » ou encore « c’est bizarre qu’une fille agresse un garçon, ça veut dire qu’elle l’aime bien » ; les filles, de leur côté, disent: « c’est pour draguer », ou bien « […] je me dirais qu’il y a une histoire d’amour ou d’amitié compliquée », « […] parce qu’il l’a trompée ». Constat que l’on ne trouve pas dans les propos sur les garçons.

2.1.2 Être dominant

La « dominance » est également présente comme explication, puisqu’il est dit que les garçons ont pour objectif d’« impressionner l’entourage » en étant transgressifs. Ils se « donnent de l’importance » et veulent « faire le gars », « le bonhomme », « pour se donner un aspect supérieur », « montrer qu’il est au-dessus des autres », « montrer qu’il est un homme ». Ils veulent « se prouver à eux-mêmes qu’ils sont vaillants », « montrer qu’il est soi-disant plus fort, que les gens se disent qu’il est fort pour faire croire que c’est le meilleur comme ça les gens ont peur de lui », « montrer aux autres qu’il ne se laisse pas faire et paraître faible ». Être faible est associé à la féminité et être un homme, c’est surtout ne pas être une femme. On est ici très proche des représentations de la masculinité hégémonique3 telle qu’elle a été conceptualisée par Raewyn Connell (2014).

À travers la confrontation physique, il y a « la reconnaissance par les pairs, par la résistance à la douleur et la vaillance » (BOXBERGER ; CARRA, 2014, p. 44). L’adjectif « fier » est récurrent: un lycéen m’explique « […] que les gars ça veut plus s’affirmer et ils mettent pas de côté leur fierté, par rapport aux filles. C’est plus accepté que les garçons soient comme ça ». Les filles suggèrent davantage des processus de mise en avant « machiste », pour « rabaisser » les autres (Collège et lycée).

Pour les bagarres, les écoliers traduisent cette conception en disant: « […] il veut être le plus fort peut-être et l’autre il veut aussi être le plus fort ». Il s’agit bien de la lutte entre garçons pour l’hégémonie. La relation de domination sur les filles est aussi déjà conscientisée par un élève garçon de CM2: « peut-être que parce qu’ils sont des garçons ils croient qu’ils sont plus forts que les filles […] ». Des collégiennes rajoutent: « ils veulent montrer qu’ils sont toujours plus forts que les filles », « qu’ils sont des chefs ». Un garçon au collège affirme « ils veulent dominer ». Un lycéen m’explique ce qui, d’après lui, agit sur les garçons:

Y a des influences avec les films d’action, des clips de rap et y a beaucoup de violence et ça influence beaucoup les cerveaux. C’est comme à la jungle, les lions, c’est pour prouver qui est le dominant, pour montrer c’est qui le plus fort. (Garçon, lyceen).

Un lycéen m’a tout de même dit que « c’est ridicule de passer par la violence pour prouver qu’on est un homme », mais c’est une réflexion isolée.

Les enseignants partagent cette idée que les élèves garçons veulent montrer que: « c’est moi le plus fort ! », comme dit un professeur de collège. Une enseignante, également au collège, remarque que c’est particulièrement vrai quand les classes ne sont pas équilibrées et que les garçons sont en majorité. Un professeur de lycée ajoute: « […] les garçons, y a un effet de meute […] il faut montrer qu’on est le plus fort, qu’on peut faire les plus grosses conneries que les autres, qu’il faut le suivre […] ».

Cette façon de se mettre en avant rend les comportements visibles et publics. Un élève garçon au lycée explique que les garçons se « cachent moins vis-à-vis de la société » pour transgresser. Car, il n’y a pas d’intérêt à transgresser si personne ne le voit, il faut que tout le monde assiste à la transgression pour qu’il y ait un gain, ne serait-ce que « pour se vanter auprès des copains » (Collégien). Cela, dans le but d’être puni et couronné de la « médaille de virilité » (AYRAL, 2011) qui conforte l’élève garçon dans cette position de « dominant ». Les filles, au contraire, n’ont rien à gagner à ce que leur transgression soit visible puisqu’elle n’est pas valorisée, et qu’elle donne une image négative de la fille (sans parler du fait que cela peut laisser penser qu’elle veut attirer les regards des garçons en agissant ainsi, ce qui est mal vu).

La transgression est pensée comme positive, normale pour un garçon et négative, anormale pour une fille. La mise en scène de celle-ci se fait dans l’espace public pour les garçons, devant un public-classe qui peut valoriser la prestation. Pour les filles, elles sont priées de transgresser en silence, de manière invisible, sans faire de bruit.

2.2 « Être immature »
2.2.1 Faire le bête

Justifier en expliquant le comportement des garçons par de la bêtise n’est pas aussi fréquent que les précédentes explications, mais se manifeste de l’école primaire jusqu’au lycée: il y a les termes « bête », « comportement débile » et « con » au lycée, « bête », « idiot » au collège. À l’école élémentaire, des élèves filles le plus souvent, ont répété plusieurs fois que « des fois ils sont bêtes » (fille, CP). À l’inverse, le comportement transgressif des filles est très peu justifié par le fait « d’être bête ».

2.2.2 Être enfantin

Un élément qui revient très régulièrement pour les garçons, est l’excuse de « l’immaturité » qui expliquerait leur envie de « jouer », qui conduirait à des conduites transgressives, voire à risques ou qui expliquerait leur plus grand nombre de punitions. Au collège, les élèves parlent d’« immaturité » et disent que les garçons sont « enfantins ». Pour une collégienne, les garçons suivent leurs « camarades dans les bêtises ». Au lycée, filles et garçons qualifient en plus leur comportement de « puéril » et de « gamin ». Les filles sont aussi parfois taxées d’« immaturité » au lycée, mais très peu. Un professeur au collège parle de « maturité physiologique » pour les filles de 6e et 5e par rapport aux garçons. Pareillement pour l’enseignante de CE2 qui confie:

Moi ce que j’ai vu c’est en lien avec le développement physique et psychologique des enfants, les garçons deviennent matures plus tard donc au collège ils font encore pleins de bêtises, plus que les filles, en tout cas moi c’est ce que j’observe à l’école. Ils sont plus dans le jeu, ils sont moins matures. Les filles n’ont pas les mêmes pôles de discussion. (Enseignante, elementaire).

Pour un enseignant au collège, plusieurs hypothèses expliquent les transgressions plus fréquentes des garçons, cela viendrait de leur « immaturité », mais pas seulement:

[…] y a plusieurs facteurs peut-être, après c’est comme ça que ça me vient hein, je pense qu’il y a un facteur de maturité. Les filles sont souvent plus matures que les garçons et donnent parfois plus d’importance à la scolarité que les garçons, parce que, ben c’est ce que reflète la société, les filles doivent plus se battre et le vecteur de réussite pour les garçons ça l’est peut-être moins même, si ça l’est aussi, c’est moins automatique […]. (Enseignant, collège).

Cette attitude, d’être toujours dans le jeu, est très présente dans le discours des écoliers, particulièrement à travers l’acte de se bagarrer, pour les garçons. Le jeu passe par la transgression physique. Une professeure des écoles m’explique:

[…] je dirais que le jeu, je dirais oui plutôt les garçons, déjà au CE2, je dis déjà, car j’ai eu longtemps des CM2 et dans le jeu oui il y aura plus de garçons qui vont jouer. Et disons que le jeu, en classe en tout cas, c’est gênant et souvent on prend ça pour de la transgression en fait de leur part. (Enseignante, élémentaire).

D’ailleurs, une élève de CE1 s’interroge: « Y a des garçons ils se bagarrent, mais ils sont toujours copains, alors je sais pas pourquoi ils se bagarrent ». Par exemple, un élève de CP me dit « Moi j’aime bien jouer à la bagarre ». C’est bien une caractéristique du jeu chez les élèves garçons (ZAIDMAN, 2007). D’autres garçons: « C’est pour rigoler des fois », « Les garçons jouent à la baston ». Ils expliquent: « Quelquefois ils se battent, mais c’est juste pour s’amuser […] ils jouaient à se pousser […] et en plus ils aiment ». En classe de CM1, c’est un autre garçon qui illustre: « […] j’aime bien parce qu’ils se bagarrent, j’aime bien les actions […] des fois dans les films ils se bagarrent et j’aime bien ». Un élève en CE1 raconte comment la bagarre se transforme en jeu collectif: « Ben y a un garçon qui vient, ben lui il va trouver que c’est amusant la bagarre et après y a plein de garçons qui vont venir et ce sera une grosse bagarre ». Pour les filles, le jeu de bagarre est typiquement masculin. Une fille de CE1 dit: « Les garçons, ça joue plus à des jeux de bagarre comme ça et les filles jouent plutôt à la poupée », « c’est parce que ça fait un peu Star Wars […] ».

Et un garçon de CE2 m’explique que: « des fois c’est un jeu et des fois c’est sérieux ». Lorsque je demandais si les filles jouaient à la bagarre, plusieurs m’ont répondu que: « non, ça fait mal » ou que « non, c’est pas un jeu ». Une seule élève de CE1 me dit qu’elle aime se bagarrer, mais dans certaines conditions: « moi j’aime bien me bagarrer, mais je le fais jamais, je le fais juste avec mes sœurs ». Il y a des espaces, des conditions pour faire cela, cette élève a conscience des limites à l’école.

L’enseignante de CE1 m’explique que l’ampleur du phénomène « bagarre » était telle qu’« on a été obligé de le mettre dans le règlement de l’école: il est interdit de jouer à se battre ». De plus, « les filles ne voient pas ça comme un jeu, ça ne les amuse pas […] les garçons si tu leur demandes pourquoi ils jouent à la bagarre ils te disent que "ça fait pas mal", qu’ils s’amusent. C’est gênant y a vraiment un clivage filles/garçons », puisque les jeux des garçons seraient physiques, un peu violents ce qui ne plairait pas aux filles:

[…] Mais après ils se retrouvent quand même sur certains jeux, comme se courir après dans la cour. Mais pareil, jusqu’au moment où une petite fille va pleurer ‘Ouin il m’a fait mal’ (imite les pleurs) alors qu’elle était partie prenante de ce jeu, mais tu vois dès qu’il va y avoir un peu de violence le garçon l’aura pas forcément fait exprès, mais la petite fille va pleurer donc le jeu va s’arrêter, le garçon va devoir s’excuser, donc tu vois c’est des choses…c’est aussi pour ça qu’ils jouent pas forcément ensemble, ils sentent très bien qu’ils vont pas y prendre le même plaisir [rires] enfin tu vois qu’ils ont pas les mêmes attentes par rapport aux jeux. Les garçons ils courent, ils se font mal c’est pas très grave la plupart du temps, ils ne le perçoivent pas comme quelque chose de grave, alors que les filles souvent, alors pas toutes, mais souvent, ça va être ‘oh il m’a fait mal’ (imitation voix aigüe) alors que je te dis que 10 minutes avant elle était toute sourire et très contente de participer au jeu. (Enseignante, élémentaire).

Un professeur du collège me dit: « […] à chaque fois que je sors dans la cour de récréation y a des garçons qui se bagarrent plus ou moins pour jouer, de manière plus ou moins méchante, et c’est souvent pour ça qu’ils sont punis ». C’est tout à fait ce que me racontait une élève: « ils croient que c’est un jeu, mais en fait c’est pas un jeu et après c’est eux qui se font gronder ». Beaucoup d’élèves ont parlé du fait de « jouer à la bagarre », même des lycéens: « la violence pour rigoler, c’est très masculin ».

La distinction entre le jeu et la transgression n’est pas chose évidente pour les élèves garçons. Comme l’explique Colette Guillaumin (2016), le jeu n’est pas « une activité également répartie entre les deux sexes, et ce dès l’enfance » ; pour les garçons le temps de jeu est plus important, l’espace de jeu est aussi plus ouvert, il est « […] plus vaste, sujet à moins de frontières et de limitations » (GUILLAUMIN, 2016, p. 121). De manière générale, l’espace n’est pas restreint, n’est pas délimité pour les hommes dans la ville (RAIBAUD, 2015), alors pourquoi le serait-il pour les garçonsdans l’école ? Les garçons confondent l’amusement et la transgression des règles ; mais ne confondent-ils pas aussi les espaces dédiés aux apprentissages et à la récréation ? Est-ce qu’ils confondent ou est-ce qu’ils s’autorisent ? Est-ce que les personnels éducatifs acceptent en pensant que c’est un fait de la nature, ou pensent-ils que c’est culturel ? Être éduqué à la guerre (par les jeux et les jouets notamment), être encouragé à jouer avec les limites (sports extrêmes et à risques), être valorisé et reconnu comme garçon lorsque l’autorité et la règle sont défiées, n’est-ce pas cela, la socialisation masculine?

Les filles ne sont pas remarquées comme étant enfantines, comme n’ayant pas conscience de la limite entre l’espace classe et l’espace cours, l’espace où on travaille et l’espace où on joue. L’immaturité n’est pas leur excuse, alors que les garçons se complaisent dans cette situation, confortés par le discours des adultes. Les « enfantillages » sont une explication acceptable pour les uns et inacceptable pour les autres, les élèves filles.

2.3 « Un état interne »

Dans ce paragraphe apparaît un autre type d’explications, tout ce qui est de l’ordre de l’« agitation » et de l’« énervement », car dans le développement de la pensée des interviewés, l’un allait souvent avec l’autre pour rendre compte du comportement transgressif des garçons.

Les élèves, au lycée, disent que les garçons qui transgressent sont « énervés », « nerveux », « vexés », « de mauvaise humeur », « ils s’énervent plus vite et pètent les plombs » me dit une lycéenne. « On est plus facilement en colère », me disent des lycéens. Au collège, les mots ou groupes de mots, « énervé », « ils s’énervent vite », sont proposés à de nombreuses reprises par les élèves filles comme garçons, mais aussi « ne contrôle pas sa colère ». Dans un article, Isabelle Joing-Maroye et Éric Debarbieux (2013, p. 13) écrivent que « les garçons se distinguent des filles en adoptant plus largement des réactions émotionnelles basées sur la force, la violence physique et/ou verbale. Leur réaction est souvent viriliste ; ils déclarent réagir et régler leurs comptes rapidement ». « Ils ne savent pas garder leur calme, contrôler leur colère » me dit un collégien à propos des garçons en général. Un écolier en CE2 me dit que les garçons « s’énervent et qu’ils n’ont plus le contrôle d’eux ». Une élève en CP déclare que « les garçons ça a un caractère un petit peu…un petit peu en colère […] alors ils font leur intéressant en faisant des bêtises ». En CM2, une élève met en relation énervement et brutalité des garçons: « ils sont énervés […] peut-être que les garçons sont plus brutes que nous. Y a plus de garçons brutes dans la classe que de filles ». Alors que les filles « gardent plus l’énervement en elles » me dit un garçon au collège.

Pour la professeure de CP, l’énervement des garçons s’expliquerait par les jeux qu’ils pratiquent. Cet état est directement mis en lien avec leur besoin de se dépenser: « Ben je pense que c’est le jeu, le jeu parce qu’ils ont besoin de bouger, alors ils ont envie de jouer au foot et quand on joue au foot ça peut arriver plus rapidement qu’on s’énerve contre un copain parce qu’il y a pas d’arbitre dans la cour et qu’on règle ça à sa manière ».

C’est aussi un besoin qui serait physiologique et spécifique à l’adolescent de sexe masculin d’après une professeure au collège:

[…] en matière d’agitation dans les classes c’est certain euh que c’est plus des garçons qui remuent. […] une explication c’est certainement physiologique tout simplement, c’est une agitation physique, ils ont plus besoin de bouger peut-être, je sais pas [silence] […] c’est des profils qui certainement ont plus besoin d’activité, de manipulation, de choses comme ça, que les filles qui sont peut-être plus calmes…à cet âge-là je parle ! (Enseignante, collège).

D’après les élèves, l’agitation chez les écoliers se traduit par une grande excitation et des difficultés à rester en place. Les garçons me disent: « Nous on bouge tout le temps », un garçon de CP affirme: « Ils arrivent pas à tenir en place, à rester concentrés longtemps ». « C’est parce qu’ils sont plus sauvages », explique une fille de la même classe. Les élèves comparent ce comportement avec celui des filles de leurs classes: « Ils sont plus excités peut-être […] les filles c’est plus calme je trouve, mais je sais pas pourquoi », dit un garçon, en CM2, et un garçon en CP confirme: « les filles c’est plus sage que les garçons » ; un garçon de CM1 explique, avec des nuances: « ils sont plus agités, énervés. Enfin ça dépend, mais la plupart ». Les filles sont du même avis, une fille de CE2 dit: « les garçons c’est moins calme que les filles ». Un garçon de CM1 renvoie à l’impulsivité des garçons: « on lève pas la main, on est un peu impulsif ». Une lycéenne justifie également le comportement des garçons en disant que « les hommes sont plus impulsifs ».

Certains enseignants mettent en doute ces affirmations. Par exemple, la professeure de CE2 n’est pas convaincue de l’agitation plus fréquente des garçons:

Euh oui c’est peut-être un peu plus calme, mais j’ai pas de statistiques [silence] ouais j’ai pas de statistiques vraiment pour dire une classe de filles est plus calme qu’une classe de garçons. C’est ce qu’on dit, on dit souvent qu’une classe avec beaucoup de garçons sont agités, j’en suis pas sûre, voilà. (Enseignante, élémentaire).

Une professeure en maternelle admet alimenter cette représentation (sociale) des garçons et que celle-ci influence les réactions que l’on peut avoir: « C’est sûr qu’il y a un truc qui s’entretient, moi j’ai la représentation des garçons plus agités et du coup ça s’entretient ».

En passant plusieurs semaines dans l’école primaire de l’échantillon, j’ai assisté quelquefois aux répétitions du spectacle de fin d’année de la classe de moyenne section de maternelle. Une scène m’a particulièrement marquée. Les élèves sont rassemblés dans la cour de récréation pour répéter une chorégraphie sur le thème des émotions. Tous les élèves, filles et garçons, dansent sur la musique. L’idée est d’associer une couleur à un sentiment, par exemple le jaune représentait la « joie », donc tous les enfants mimaient la joie de vivre en dansant les bras en l’air. Mais lorsque vient le tour de jouer la « colère », ce ne sont que les garçons qui dansent et s’agitent sur scène. C’est un sentiment considéré comme étant exclu de la palette des émotions possibles pour les filles (DELACOLLETTE ; DARDENNE ; DUMONT, 2010). Je me souviens très bien de la professeure encourageant les élèves (garçons) à taper des pieds plus forts et à se défouler pour montrer qu’ils étaient très en colère (la couleur associée était d’ailleurs le bleu…). Je ne me souviens pas d’un groupe composé uniquement de filles dansant sur une « émotion » et une « couleur » particulière, mais pour la « colère » c’était uniquement des garçons.

Ce qu’il me paraît intéressant de souligner, c’est la comparaison faite entre filles et garçons: les filles qui garderaient leur « énervement » à l’intérieur, alors que les garçons laissent sortir leur rage à l’extérieur. Dans la sphère scolaire, il est admit qu’ils ne sont pas capables de se réguler, de dominer leurs émotions (mais uniquement celle de « la colère » ?): ils ne se « contrôlent pas », ils sont « impulsifs ». Pour leur permettre de se défouler et de gérer cet énervement, on s’adapte à eux, au lieu de leur apprendre à communiquer, à poser des mots sur leurs émotions et leurs angoisses, à trouver différents moyens, autres que physiques, de s’apaiser. Car accepter que leur énervement s’extériorise et surtout qu’ils le contrôlent mal, c’est consentir à leur « brutalité », à leur irrespect des règles, mais aussi à l’impact que cela a sur autrui. Quant aux filles, auraient-elles un rôle de « frein » ? Et que se passe-t-il quand les élèves filles ne contrôlent pas leur énervement, leur colère ?

Dans l’« univers transgressif masculin », seuls les garçons sont excusés de leur comportement à travers les explications précédemment détaillées. Non seulement, les élèves filles n’ont pas le droit d’être « immatures », « énervées », ou « infantiles », mais lorsqu’elles le sont, les interviewés ne l’acceptent pas et portent un regard extrêmement négatif sur ces comportements.

3 Univers transgressif feminin
3.1 « Réaction de défense »

Une des justifications les plus courantes pour expliquer le comportement transgressif d’une élève fille est de la déresponsabiliser de son acte en la présentant comme une victime de la situation. Elle a « une bonne raison », « il doit y avoir une bonne raison » de transgresser, sinon une fille n’agirait pas de la sorte. La défense est une explication (très peu courante chez le garçon), car les filles ne sont pas considérées comme pouvant attaquer, comme pouvant être à l’origine d’une situation de transgression des règles. Certains expliquent que se battre n’est pas le comportement adapté pour une fille, mais qu’elle n’a pas le choix puisqu’elle se défend d’une agression (verbale, physique ou autre), d’une situation qu’elle n’a ni provoquée ni voulue. D’autres n’acceptent ni la transgression en elle-même ni la transgression par la défense. Par exemple pour une des questions scénario, dans les deux cas le comportement de la fille lui est reproché ; soit elle transgresse en bousculant (« elle a pas le droit de le chercher, ça se trouve cracher [pour le garçon] c’est un réflexe »), soit elle se défend en crachant (« je me dis que ça se fait pas de cracher, qu’elle aille voir un surveillant ») (fille, collège). Pour tenter de justifier ces situations de défense, les élèves du collège anticipent sur le fait que « quelqu’un l’a incitée » (fille), « peut-être qu’elle se fait embêter » (garçon). Autrement dit, elles ne sont pas considérées comme des « élèves filles responsables », mais des « élèves filles victimes » (PARENT, 2012).

À l’école élémentaire aussi, les écolières se défendent de transgresser en premier, ce serait une réaction à une attaque ou une vengeance (un peu plus tard) par rapport à l’attaque: « Des fois quand ils nous bousculent les garçons on fait pareil », « c’est pour se venger » (Filles, CP). D’autres élèves de CP me disent: « nous on est jamais énervées […] des fois, mais c’est juste quand je me défends des garçons », « des fois les garçons ils nous énervent et des fois on les tape ». Une autre élève de CP m’explique: « Y a beaucoup de garçons qui embêtent les filles, mais les filles qui embêtent les garçons c’est des fois c’est pour jouer ou des fois c’est parce que comme les garçons ont embêté avant, elles veulent se venger et leur montrer que ça fait pas plaisir ». Malgré tout, une élève de CM2 me glisse que: « y a des filles qui embêtent des garçons et des fois c’est les garçons qui embêtent les filles et les filles, elles veulent faire une revanche ».

La dernière excuse, qui renforce le fait de ne pas être pris au sérieux et donc déconsidéré, est le manque de modération qu’auraient les filles dans leur comportement transgressif: « c’est un comportement excessif », « elle exagère » (Filles, lycée) et dans un autre registre certains élèves remettent en cause son état mental: « elle est bizarre », « elle ne doit pas avoir conscience de ce qu’elle fait » (Fille, lycée), et le fameux: « elle est hystérique » (Garçon, lycée). Ce n’est pas sans rappeler les études de criminologie féminine qui mettent à jour une appréciation différenciée en fonction du sexe du criminel. Le rôle de personne transgressive n’est pas crédible pour une femme dans la société comme celui d’une élève fille transgressive dans le système éducatif. Avec les transgresseuses femmes et filles, il est plus régulièrement proposé un traitement pour soigner qu’un « traitement répressif » (CARDI, 2017; MORAN, 2018). C’est aussi ce que l’on remarque avec les réactions de « protection » des élèves quand une fille transgresse: « il faut parler avec elle ».

Finalement, en étant « hors la loi » ou hors des règles de l’établissement, l’élève fille transgresse deux fois: une fois le règlement intérieur et une fois la norme imposée par son genre. Les filles sont pourtant capables intentionnellement d’attaquer, de transgresser, de réagir par de l’insolence ou de la violence. Alors, en ignorant, en détournant la tête ou en interprétant à notre guise, il y a un processus de non prise en compte de la réalité, peut-être, vécue par l’élève fille et qui fait l’objet d’une absence de regard, d’une absence de traitement adapté même ? Ce qui peut aussi être le cas pour les élèves garçons qui transgressent, leur donne-t-on l’opportunité d’être victimes de la situation ? La question se pose aussi, et surtout, lorsqu’il y a une situation de transgression entre une fille et un garçon. En témoigne un lycéen à travers ces verbatim:

Mais si j’enlève ma langue de bois je serais bien plus étonné, et en colère envers le gars qui a fait ça, qui a craché sur une fille…en fait je considèrerais que si la fille l’a bousculé, c’est qu’à la base il y a eu une bonne raison [question où le protagoniste est un garçon], alors qu’à l’autre question [question où la protagoniste est une fille] je pars pas forcément du principe que le gars qui bousculait avait une bonne raison. Voilà je serais en colère contre le garçon et j’essaierais de comprendre pourquoi la fille a fait ça, en fait je serais déjà de son côté [la fille] avant d’avoir les explications. (Garçon, lycée).

Le tempérament féminin permet de réagir à une atteinte. Par contre l’élève fille, d’elle-même, n’est pas susceptible, voire responsable mentalement et physiquement, et même n’est pas éduquée à transgresser « comme un garçon », ou alors c’est parce qu’elle n’a pas tous ses moyens, ce qui explique sa façon démesurée d’agir.

Dans tous les cas quand l’élève fille transgresse à la manière d’un élève garçon, elle subit ses actes et de ce fait elle est considérée comme sujet passif (non-responsable, dans la défense) dans des conditions de transgression, en opposition au garçon qui est toujours sujet actif (SEGALEN, 2006; VOUILLOT, 2002).

3.2 « Problématiques personnelles »

Alors que les élèves expliquaient le comportement des garçons par de l’« agitation », de l’« énervement » ou par l’envie de se « faire remarquer » par les pairs, les mêmes élèves expliquaient ce même comportement chez une fille d’une tout autre manière. Ils invoquaient sa vie personnelle, une tension dans sa situation personnelle. On retrouve un type d’explication qu’on observe dans la justice des mineures pour les actes délictueux des jeunes filles (MORAN, 2018). Comme pour l’explication de la transgression comme « réaction de défense » de la fille, les élèves invoquent une cause extérieure à l’enceinte scolaire dont elle n’a pas le contrôle. Ceci contribue, à nouveau, à la rendre non-responsable de son acte de transgression.

Au collège, les filles expliquent qu’elle devait être « maltraitée chez elle », qu’« elle a des problèmes », qu’elle doit « avoir des soucis personnels », « de gros problèmes », « y a un problème sinon elle ne réagirait pas comme ça, c’est bizarre ». Les garçons pensent qu’elle doit « avoir des problèmes familiaux », et même qu’elle est « battue par ses parents ». Au lycée, autant les élèves garçons que les élèves filles disent aussi qu’elle « a beaucoup de problèmes », des « soucis dans sa famille », des « problèmes familiaux », qu’elle « n’a pas les moyens de s’exprimer chez elle ».

Il y a également une explication à retrouver dans la « nature déréglée » des femmes (PARENT, 2012) et le fait qu’elles « se sentent mal » sans pouvoir trouver une issue et dominer la situation. Elle a un « mal être », « ne se sent pas bien », elle n’est « pas bien dans sa peau », « elle est perdue », elle n’a « pas confiance en elle », m’expliquent les élèves au lycée. Les collégiens disent de même: elle « ne se sent pas bien », « se sent triste », elle est « blessée », elle est « mal dans sa peau ». Ces explications s’opposaient à celles qui étaient données pour les garçons et si, dans les deux cas de figure, garçons comme filles sont sujets à des humeurs incontrôlables, ce ne sont pas les mêmes qui sont invoquées. Les garçons transgressent les règles parce qu’ils sont énervés et impulsifs. Pour les filles, ce qui explique la transgression, ce serait davantage un mal-être auquel elles seraient soumises.

Par ailleurs, les interviewés supposent un état problématique plus profond, plus grave et plus inquiétant quand ce sont les filles qui transgressent. Puisque ce n’est pas juste un énervement passager (comme pour les garçons), mais un souci lié à une situation vécue en dehors de l’espace scolaire qu’elle subit et/ou qu’elle ne peut pas régler seule. Par exemple, un professeur de collège m’explique que les transgressions des garçons sont plus nombreuses, mais se règlent aussi plus vite, alors que la gestion de la transgression est plus compliquée lorsqu’il s’agit d’une fille:

Après y a des réactions plus typiques de fille ou de garçon […] entre garçons c’est plus [silence] carré quelque part. […] C’est-à-dire que le problème est posé et puis bon il peut y avoir une altercation, et puis voilà ça se règle assez facilement quoi, ça peut rebondir, mais bon, les codes sont plus facilement compris d’un côté comme de l’autre, ça veut pas dire forcément respectés hein. Après au niveau des filles parfois c’est moins évident j’ai remarqué. D’autant pour les filles qui posent problème, euh les problématiques sont parfois plus compliquées après c’est pas souvent les filles qui posent des problèmes non plus. (Professeur, collège).

On peut s’interroger sur ce que le professeur entend par « code ». Est-ce qu’il se débrouille mieux avec les élèves transgresseurs garçons parce qu’il a les mêmes « codes » masculins qu’eux ? Il termine l’entretien en disant: « […] moi je remarque d’expérience que les garçons sont souvent plus agités globalement, mais de façon générale les filles qui sont agitées, qui posent problème, c’est souvent plus grave, c’est souvent très très problématique ». N’est-ce pas problématique pour l’Institution quand cela ne se règle pas par un « traitement répressif », que ce soit par manque de moyen ou par manque de savoir-faire ?

Dans l’univers transgressif féminin, l’élève fille est toujours dépossédée de sa responsabilité face à l’acte de transgression. Passer outre l’ordre scolaire a forcément un lien avec un élément extérieur qu’elle ne contrôle pas: étant possédées par une problématique personnelle, par exemple, elles sont dépossédées.

4 Conclusion

Les justifications données par les interviewés sont conformes aux représentations sociales de la transgression. Les élèves comme les enseignants, au lieu de remettre en cause leurs préjugés, sont souvent plus enclins à trouver des justifications qui permettent « l’expression sans crainte de réprobation ou de sanctions » (DELROISSE ; HERMAN ; YZERBYT, 2012, p. 75) de la part d’autrui.

Deux univers de transgression coexistent dans la sphère scolaire. L’un est physique, sonore, visible, ayant un impact sur les autres élèves et sur le cours qui se déroule et défie l’ordre règlementaire scolaire (justification transgression masculine). L’autre (DELPHY, 2008), n’est ni physique, ni sonore, ni visible, n’a que peu d’impact sur les autres élèves et sur le cours de l’enseignant (justification transgression féminie). L’un est toléré, l’autre pas vraiment. Ainsi, ce sont deux univers d’explications, de justifications qui se créent: l’un est masculin, l’autre féminin.

Matériel supplémentaire
5 Références
AYRAL, S. La fabrique des garçons : sanctions et genre au collège. Paris: Universitaires de France, 2011.
BOXBERGER, C.; CARRA, C. Bagarres de cours de récréation, socialisation enfantine et régulation des violences. Enfances & Psy, v. 63, n. 2, p. 38, 2014.
CARDI, C. Délinquance féminine: une clémence paternaliste. Le 1, n. 145, 2017.
CONNELL, R.; HAGÈGE, M.; VUATTOUX, A. Masculinités enjeux sociaux de l’hégémonie. Paris: Amsterdam, 2014.
DELACOLLETTE, N.; DARDENNE, B.; DUMONT, M. Stéréotypes prescriptifs et avantages des groupes dominants. Année Psychologique (L’), v. 110, n. 1, p. 127-156, 2010.
DELPHY, C. Classer, dominer : qui sont les autres?. Paris: La Fabrique, 2008.
DELROISSE, S.; HERMAN, G.; YZERBYT, V. La justification au cœur de la discrimination : vers une articulation des processus motivationnels et cognitifs. Revue Internationale de Psychologie Sociale, v. 25, n. 2, p. 73-96, 2012.
DEPOILLY, S. Co-construction et processus d’étiquetage de la déviance en milieu scolaire. Déviance et Société, v. 37, n. 2, p. 207-227, 2013.
DEROUESNÉ, C. Neuropsychologie de l’humour: une introduction Partie 1. Données Psychologiques, v. 14, n. 1, p. 95-103, 2016.
FOTTORINO, E. Délivrez-nous du mâle. Le 1, n. 179, 2017.
FOURNIER, M. La différence des sexes est-elle culturelle?. Sciences humaines, v. 146, n. 2, p. 24, 2004.
GUILLAUMIN, C. Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de nature. Paris : iXe, 2016.
HURTIG, M.-C. Du sexisme ordinaire chez des enfants de 8-9 ans [Note sur les relations entre garçons et filles]. Enfance, v. 31, n. 2, p. 73-83, 1978.
JOING-MAROYE, I.; DEBARBIEUX, É. Violences de genre, violences sexistes à l’école. Recherches & Éducations, n. 8, 2013.
KINOO, P.; KEYSER, A. Transgressions et sanctions. In: MEYNCKENS-FOUREZ, M.; VANDER BORGHT, C.; KINOO, P. Éduquer et soigner en équipe. Bruxelles: De Boeck Supérieur, 2011. p. 345-375.
MORAN, A. Justice des mineurs « les garçons se retrouvent plus souvent en prison que les filles ». Libération. France, 23 oct. 2018.
PARENT, C. La criminologie féministe et la question de la violence des femmes. In: CARDI, C.; GENEVIÈVE, P. Penser la violence des femmes. Paris: La Découverte, 2012. p. 273-285.
RAIBAUD, Y. La ville, faite par et pour les hommes : dans l’espace urbain, une mixité en trompe-l’œil. Paris : Belin, 2015.
SEGALEN, M. De l’invisibilité dans la domination à la visibilité dans l’égalité ? La place des femmes dans les sciences sociales en France. Memoria y Civilización, n. 9, p. 139-170, 2006.
VOUILLOT, F. Construction et affirmation de l’identité sexuée et sexuelle: éléments d’analyse de la division sexuée de l’orientation. L’orientation scolaire et professionnelle, v. 31, n. 4, p. 485-494, 2002.
ZAIDMAN, C. Jeux de filles, jeux de garçons. Les cahiers du CEDREF. Centre d’enseignement, d’études et de recherches pour les études féministes, v. 15, p. 283-292, 2007.
Notes
Notes
1 Le genre s’attache à montrer que les différences entre les sexes ne sont pas seulement issues de la nature biologique, mais aussi - et surtout - d’une construction sociale et culturelle » (FOURNIER, 2004, p. 22).
2 J’ai utilisé des dessins illustrant des situations de transgressions pour m’entretenir avec les élèves en élémentaires. Cette méthode me paraissait plus adaptée avec des élèves de moins de 11 ans. Je me suis inspiré du photo-langage.
3 C’est un concept construit « […] pour définir la configuration des pratiques de genre visant à assurer, à un moment et dans un lieu donné, la perpétuation du patriarcat et la domination d’un groupe d’hommes sur les femmes, mais aussi sur d’autres catégories d’hommes » (FOTTORINO, 2017).
Notes



Notes aux auteurs
* Sophie Duteil Deyries, Ministère de l'Éducation Nationale

https://orcid.org/0000-0002-6730-9606

Conseiller principal en éducation au ministère de l'Éducation nationale / France. Il est titulaire d'un doctorat en éducation de l'Université de Montpellier et d'un conseiller pédagogique senior (C.P.E.).

Contribution d'auteur: Paternité complète de l'article.

E-mail: sophieduteil@hotmail.fr

Éditeur responsable: Lia Machado Fiuza Fialho
Experts ad hoc: Silvania Viana et Yvon Morizur



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